Alexandre : Bonjour et bienvenue ! Je reçois aujourd’hui Pierre-Olivier du projet happyDomain pour parler de noms de domaine, de vie privée et de liberté sur Internet. Bonjour Pierre-Olivier !

Pierre-Olivier : Bonjour !

Alexandre : Pierre-Olivier, peut-être pourrais-tu te présenter à nos lecteurs qui ne te connaissent sans doute pas encore ?

Pierre-Olivier : Bien sûr. Je suis avant tout un passionné d’informatique, un geek. J’ai un diplôme d’ingénieur et j’enseigne l’usage des systèmes GNU/Linux et leur sécurité. Je suis avide de connaissances dans de nombreux domaines et j’attache beaucoup d’importance à la pédagogie. J’essaie notamment de proposer des cours ludiques grâce à la ludification et cela m’a conduit à constater que les technologies liées aux noms de domaine étaient laissées pour compte, par les professionnels mais aussi par le grand public. Internet était un très beau projet initialement mais la centralisation grandissante auprès d’acteurs rarement bienveillants est un problème qui, comme beaucoup d’autres, me tient à cœur.

Alexandre : Pourrais-tu nous expliquer les objectifs portés par happyDomain ? Peut-être pourrais-tu nous rappeler ce qu’est un nom de domaine, puisque la solution que tu as développée s’intéresse à eux ?

Pierre-Olivier : On a créé happyDomain dans le but de rendre accessible à tous les noms de domaine. Vous savez, les entreprises ont souvent le leur : wikipedia.org, epita.fr,… Ce blog en dispose d’un aussi : mouchel.xyz, que l’on peut voir en surbrillance dans la barre d’adresse. Pour beaucoup de personnes, les noms de domaines servent seulement à accéder à des sites web et pensent donc qu’il leur est inutile d’avoir le leur, qu’elles ne sauraient de toute façon pas administrer.

Pourtant, chacun devrait avoir un nom de domaine, car de nombreux services reposent sur eux. Par exemple, énormément de personnes ont une adresse mail dont le nom de domaine ne leur appartient pas : gmail.com, yahoo.fr, hotmail.fr, neuf.fr… En souscrivant un contrat auprès d’un acteur qui vous fournit une adresse électronique, vous devenez dépendant de cet acteur, car il possède vos données et une des clefs de votre vie numérique. L’intérêt d’avoir son propre nom de domaine, c’est de ne pas se retrouver contraint, un jour, par un contrat avec cet acteur.

Les fournisseurs d’accès à Internet ont d’ailleurs été les premiers à fournir une adresse électronique à leurs clients. C’est vrai que c’est pratique de ne pas avoir à se préoccuper de choisir un prestataire pour ses échanges de courriers électroniques, mais lorsque l’on rompt le contrat avec ce fournisseur, l’adresse mail disparaît elle aussi. Beaucoup de gens se retrouvent donc piégés à ne pas pouvoir changer de fournisseur d’accès à Internet à cause de cela. D’autres ont choisi un prestataire (gratuit ou payant), et profitent du domaine de ce prestataire, dans l’espoir que la formule ne deviendra pas payante ou plus chère. Souvent, cela oblige à fermer les yeux sur les pratiques douteuses de certains acteurs. Le jour où l’on n’est plus en accord avec les conditions (tarifaires ou d’utilisation), il devient très compliqué de demander à tous ses contacts d’utiliser une nouvelle adresse.

Pour bénéficier d’une portabilité acceptable (pour ses e-mails, mais aussi pour tout un tas de services), la seule solution est d’être propriétaire d’un nom de domaine. happyDomain se positionne donc comme une solution qui permettra à n’importe qui de le gérer, sans avoir besoin de connaissances techniques. On a créé une interface pour rendre facile la gestion de son nom de domaine et de tous les services qui y sont liés. happyDomain est entièrement libre : vous pouvez l’utiliser gratuitement en ligne, sur nos serveurs, mais également l’installer chez vous. Vous ne risquez pas d’être enfermé•e sur notre plateforme.

Alexandre : Je trouve le projet super enthousiasmant. Tout le monde ne connaît pas la notion d’open source ou de logiciel libre. Est-ce que tu pourrais nous en dire un mot ? Qu’est-ce qui t’a poussé à créer un logiciel open source et non pas une solution propriétaire dont tu aurais été le seul à connaître le code ? Peux-tu nous en dire plus sur les valeurs et la philosophie qui sous-tendent ce choix ?

Pierre-Olivier : Un logiciel open source, c’est un logiciel dont le code est mis à disposition de ses utilisateurs. Tout le monde peut analyser son architecture librement, en reprendre les bonnes idées, le modifier et contribuer à son évolution. Cependant, en fonction de la licence avec laquelle est mis à disposition le logiciel open source, les usages que l’on peut faire du logiciel modifié varient.

Il y a une dimension militante supplémentaire dans le logiciel libre par rapport à l’open source : le désir d’avancer dans l’intérêt de la communauté. J’ai arrêté d’utiliser du logiciel propriétaire dans mon quotidien il y a une dizaine d’années. Je ne me vois pas refaire le chemin inverse. Je suis par exemple effaré par les caractéristiques minimales qu’il faut pour utiliser Windows correctement mais aussi par le manque d’interfaces alternatives. On se trouve vite à l’étroit dans ces solutions qui ne prennent pas en compte l’intérêt ou les besoins des utilisateurs : celui d’avoir une interface pratique à utiliser ou un système qui ne réclame pas une machine dernier cri pour paraître moins lent.

Apple est plus à l’écoute, mais avance toujours plus dans la capture et le formatage de ses utilisateurs.

Le logiciel libre, c’est l’assurance de pouvoir utiliser le logiciel sans restriction arbitraire, de pouvoir l’étudier et le modifier, pour corriger des bugs ou le faire correspondre à ses besoins, et aussi de pouvoir redistribuer des copies du logiciel (améliorées ou non) dans les mêmes conditions. Cela prend à contre-pied la volonté de la majorité des entreprises de rendre leurs clients captifs : choisir le logiciel libre, c’est montrer que ce que l’on cherche avant tout, c’est de répondre de la meilleure manière possible à un problème.

Alexandre : Peux-tu expliquer comment acheter un nom de domaine à nos lecteurs qui souhaitent en acheter un ?

Pierre-Olivier : C’est très simple. Il suffit d’aller sur le site d’un bureau d’enregistrement (OVH, Gandi, …) et de chercher le nom de domaine qui nous intéresse. Lorsque le processus de paiement est terminé et que la commande est livrée, il suffit de se rendre sur happyDomain et de renseigner les détails de connexion au bureau d’enregistrement.

Alexandre : Est-ce que ça coûte cher ?

Pierre-Olivier : Pas du tout : on parle de moins de 10€/an pour un nom de domaine en .fr.

Alexandre : Tu parlais tout à l’heure d’une certaine dérive d’un Internet en voie de monopolisation. Qu’est-ce qui t’interpelle le plus dans ce que tu constates aujourd’hui ?

Pierre-Olivier : Les principaux acteurs du web aujourd’hui n’ont qu’une seule préoccupation : attirer notre attention pour que l’on ait envie de rester, car cela leur permet d’afficher davantage de publicités. Il n’y a pas forcément de mal à profiter de son audience pour se rémunérer grâce à la publicité. Le vrai problème vient des techniques de manipulation qui sont utilisées à l’insu des utilisateurs, afin de les garder captifs sans qu’ils s’en rendent compte. Par exemple, on sait que les réseaux sociaux favorisent les contenus qui font réagir, même s’ils sont dénués d’intérêt, dans le but de garder un peu plus longtemps l’attention. Plus de temps d’attention, c’est plus de publicité. Ces contenus cachent les publications importantes, celles qui devraient avoir toute l’attention.

Ces biais cognitifs sont utilisés depuis très longtemps : la presse a toujours privilégié les faits divers sensationnels aux avancées scientifiques. Si l’on ne choisit pas avec soin ses sources d’informations, on peut alors avoir l’impression que les requins sont plus dangereux que l’alcool ou la pollution.

Cependant, contrairement aux journaux télé ou papier, Internet permet de cibler avec précision une personne ou un groupe de personnes. Des milliers et des milliers de données personnelles sont collectées sur nos usages d’Internet, sur notre vie privée, sur nos relations, nos goûts, notre vie professionnelle, notre sexualité… Si bien qu’il est très facile pour les régies publicitaires qui possèdent ces données de cibler les bonnes personnes et d’engranger de gigantesques profits.

Alexandre : Avant cette interview, nous parlions d’interopérabilité des données. Est-ce que tu pourrais nous en dire plus ? En quoi est-ce que cela changerait notre rapport avec les grandes entreprises d’Internet ?

Pierre-Olivier : Peut-être trouvez-vous certains aspects de Facebook, de Twitter ou de YouTube toxiques, par exemple lorsque vous pensiez juste regarder un partage intéressant et que vous vous retrouvez 2 heures plus tard sur une vidéo réactionnaire ou de chat. Malgré tout, vous n’osez pas supprimer votre compte pour marquer votre désengagement envers ces plateforme car vous perdriez aussi les échanges intéressants qui s’y trouvent. Beaucoup de personnes sont passées de Twitter à Mastodon — l’équivalent libre de Twitter — pour trouver un fil d’actualité plus approprié car non guidé par un algorithme qui cherche à capter leur attention ; mais c’est évidemment bien plus compliqué avec Facebook car cela veut dire qu’il faut se couper de ses amis qui ne sont pas sur la même plateforme.

Techniquement, rien n’empêche Facebook d’ouvrir son protocole de messagerie ou ses flux de publication, et ainsi permettre à des personnes utilisant une plateforme respectueuse de leur temps et de leur vie privée d’échanger avec des utilisateurs de Facebook. C’est cela, l’interopérabilité. Un standard a d’ailleurs été créé : https://activitypub.rocks/ et c’est souvent la base du logiciel libre. On imagine aisément que ce n’est pas dans l’intérêt des plateformes propriétaires de laisser la possibilité à leurs utilisateurs d’utiliser une solution qui serait plus attractive que la leur : tout le monde les quitterait.

Alexandre : La ressource principale sur laquelle s’appuient les grands acteurs d’Internet sont les données personnelles. C’est grâce à elles qu’ils peuvent proposer un contenu adapté au plus près des intérêts et des émotions de chacun, et donc, comme tu l’expliquais, des publicités qui correspondent au profil de l’utilisateur. Aller sur Internet, c’est s’exposer presque inévitablement à cette collecte massive de données personnelles. Aurais-tu des conseils techniques ou des astuces pour être plus anonyme et moins exposer sa vie privée à ces grands groupes ?

Pierre-Olivier : Le bloqueur de publicités, on ne peut tout simplement plus naviguer sans aujourd’hui. D’une part, cela rend l’expérience de navigation à nouveau plaisante : de nombreux sites chargent beaucoup plus rapidement dès lors qu’on les empêche de vendre les espaces publicitaires liés à votre profil (ce qui améliore d’autant l’empreinte carbone de votre navigation). Et d’autre part, cela empêche en grande partie la création de votre profil publicitaire. Il y en a des plus ou moins efficaces bien sûr et d’autres comme Ghostery ou AdBlock que l’on évitera. Pour les utilisateurs les plus avancés, on ne peut que recommander d’installer PiHole. Si on cherche quelque chose de plus accessible, Privacy Badger est une extension de navigateur particulièrement recommandable.

Notons aussi que le navigateur [Google Chrome est un nid à tracker]((https://octarine.io/chrome-id-un-tracker-de-plus-dans-google-chrome/) (en même temps il est édité par une régie publicitaire) et la première chose que l’on pourrait conseiller est d’utiliser un navigateur respectueux de la vie privée tel que Brave ou Firefox sur son ordinateur, Bromite sur Android.

Pour les créateurs de contenus, la publicité peut représenter un gros pourcentage des revenus, et l’on pourrait considérer que l’utilisation d’un bloqueur de publicité va à l’encontre de l’indépendance des créateurs, en les privant d’un certain revenu. Notez que l’affiliation ou les partenariats sont d’autres formes de publicités, respectueuses de votre vie privée.

Alexandre : Merci beaucoup Pierre-Olivier d’avoir pris le temps de répondre à mes questions et pour toutes ces ressources et ces conseils :)

Pierre-Olivier : Merci à toi !